La responsabilité des Etats en matière de protection du droit des populations à un environnement sain et à la santé dans le cadre de l’octroi des permis d’exploitation minière.
Que retenir de la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO dans l’affaire opposant l’Etat de la République de Côte d’Ivoire et 14 citoyens ivoiriens ?
Par : Dr Djifa AGBEZOUKIN
La responsabilité des États en matière de protection du droit à un environnement sain, à la santé et à la propriété dans le cadre de l’octroi des permis d’exploitation minière est un sujet complexe qui implique un équilibre délicat entre le développement économique et la protection des droits fondamentaux des individus.
Tout d’abord, les États ont une responsabilité envers leurs citoyens et leur territoire en vertu du droit international et des lois nationales pour garantir que les activités minières respectent les normes environnementales et sanitaires. Cela comprend l’octroi de permis d’exploitation minière sous certaines conditions qui visent à minimiser les impacts négatifs sur l’environnement, la santé des populations locales et la propriété des habitants. Cela requiert donc des États, la mise en place de réglementations strictes et des mécanismes de surveillance pour s’assurer que les entreprises minières respectent ces normes. Au-delà de l’arsenal juridique, des évaluations d’impact environnemental approfondies avant l’octroi des permis et des sanctions en cas de non-respect des réglementations sont nécessaires pour protéger les droits fondamentaux des populations.
En Afrique, dont les pays regorgent pour la quasi-totalité de ressources minières qui attirent des entreprises étrangères, la question du rôle de l’Etat pour protéger la santé des populations riveraines des sites d’exploitation minière se pose avec acuité.
Le 30 novembre 2023, la Cour de la Justice de la CEDEAO a rendu une décision[1] historique dans l’affaire n° ECW/CCJ/APP/08/21 qui opposait l’Etat de la République de Côte d’Ivoire à 14 citoyens ivoiriens ainsi que la mutuelle de développement de Similimi, une association regroupant les ressortissants de Similimi, un village situé dans la sous-préfecture de Bondoukou au Nord-Est de la Côte d’Ivoire. Quel enseignement pouvons-nous tirer de cette décision ?
I- Les faits et les moyens des parties
Dans la requête introductive d’instance enregistrée par le greffe de la Cour de Justice de la CEDEAO le 04 mars 2021, les 14 citoyens ivoiriens et la mutuelle de développement de Similimi accusaient l’Etat ivoirien de n’avoir pas rempli ses obligations de protection et de relocalisation après qu’une société minière (Bondoukou Manganèse SA – BMSA) exploitant depuis 2010 le manganèse eut pollué les sols et détruit une partie de leur environnement naturel. En effet, dans leur requête, les plaignants ont relevé que la mine de manganèse se trouve à moins de 100 mètres du village de Similimi, mettant ainsi en danger tout le village, qui est envahi par la mine. Avant le début de l’exploitation, le village est connu pour sa culture de l’igname, du cacao, du café, des arbres fruitiers qui constituent la principale source de revenus des habitants. L’exploitation du minerai par la BMSA, comprenant des creusements de puits à ciel ouvert, une usine d’enrichissement du manganèse, et un réseau de routes non-bitumées pour le transport du minerai, apporte beaucoup de souffrances aux populations du village. Les terres stériles déposées de façon anarchique autour du village et dans le village sous l’effet de l’érosion, créent des lacs artificiels qui se déversent dans deux rivières (le Djêlè et le Koloï), ce qui entraîne la pollution et est à la base de certaines maladies chez les habitants, qui ne disposent d’aucune autre source de consommation d’eau.
La requête se résume en ces cinq points : 1) les impacts de l’exploitation sur l’eau, 2) les impacts sur la qualité de l’air, 3) les explosions, bruit et tremblements de sol qui impactent la qualité de vie et causent une angoisse psychologique 4) blocage et destruction des lieux de culte, 5) occupation et destruction des terres agricoles sans compensation appropriée. Les requérants reprochent à l’Etat ivoirien d’avoir sciemment permis, facilité et exacerbé les impacts des opérations de l’entreprise minière BMSA à Similimi arguant, entre autres, que lorsque les habitants de Similimi avaient refusé les sommes dérisoires que BMSA offrait comme compensation, c’était un représentant de l’Etat (le sous-Préfet de localité) qui les a convaincus qu’il fallait accepter l’offre au risque de perdre le soutien du gouvernement.
Les requérants ont alors demandé à la Cour de déclarer, entre autres, que l’Etat de la Côte d’Ivoire a violé le droit de propriété, le droit à un environnement sain, le droit à la santé, le droit à la vie privée et familiale, le droit à un niveau de vie suffisant et à l’alimentation, et la liberté de religion et de culture et d’ordonner à l’Etat ivoirien de s’assurer que BMSA réinstalle la communauté de Similimi en se conformant à toutes les dispositions par rapport au droit de propriété et au droit d’un niveau de vie suffisant.
A l’appui de leurs prétentions, les requérants ont invoqué les instruments juridiques internationaux en matière de protection des droits de l’homme notamment : les articles 1, 8, 14, 16 et 24 de la Charte Africaine des de l’homme et des peuples, les articles 11 et 12 du Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, les articles 17, 18 et 27 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques, l’article 25 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et la Déclaration de Pretoria sur les droits économiques, sociaux et culturels en Afrique.
L’Etat de la Côte d’Ivoire, dans sa défense, demande à la Cour, in limite litis, de dire et juger qu’en vertu de la compétence subsidiaire de la Cour de Justice de la Communauté, les juridictions nationales exercent une compétence principale en matière de garantie et de protection des droits consacrés dans les instruments internationaux de défense des droits de l’homme ; de dire et juger qu’en l’espèce, les requérants n’ont pas saisi les juridictions nationales de leur pays aux fins de faire constater la violation des droits qu’ils dénoncent et en obtenir réparation ; en conséquence, déclarer la requête irrecevable.
Sur le fond, l’Etat de Côte d’Ivoire fait remarquer qu’il a mis en place, entre autres, un dispositif législatif de protection du droit à un environnement sain, mis en place des règles d’indemnisation des propriétaires fonciers agricoles impactés par les activités minières, mis en place un Comité de développement local minier de la mine de Bondoukou dont est membre actif le village de Similimi qui bénéficie des réalisations à caractère social faites dans ce cadre. Il demande en conséquence à la Cour de déclarer que l’Etat défendeur ne s’est pas rendu coupable de violation des droits des requérants à un environnement sain, de déclarer que les requérants se sont abstenus d’user des recours que leur offrait le Code de l’Environnement (Ivoirien) pour protéger leur droit résultant des instruments internationaux de protection des droits de l’homme, notamment du droit à un environnement sain. L’Etat de la Côte d’Ivoire demande alors à la Cour de rejeter la requête comme non fondée.
II- Analyse des positions de la Cour de la Justice de la CEDEAO sur la responsabilité des Etats ouest-africains dans la protection des droits de l’homme
- La Cour de justice de la CEDEAO est compétente dès qu’il s’agit d’une violation des droits de l’homme d’un citoyen ouest-africain.
Dans sa défense, l’Etat de la Côte d’Ivoire demandait à la Cour de se déclarer incompétente car les requérant n’avait pas au préalable saisi les juridictions nationales pour faire valoir leurs droits. La Cour a rejeté la requête de l’Etat ivoirien car elle ne remplissait pas les conditions de forme prévues par le règlement de procédure qui stipule que les exceptions préliminaires doivent être déposées dans un acte séparé ; Or l’Etat ivoirien a présenté sa requête portant exception préliminaire dans le corps même du mémoire de défense. Si la procédure avait été respectée, la requête de l’Etat ivoirien n’aurait pas prospéré non plus car, selon sa jurisprudence de la Cour, les citoyens de la CEDEAO peuvent saisir la Cour régionale dès qu’il est question de violation des droits de l’homme même si les juridictions nationales n’avaient pas encore été saisies. En effet, l’une des innovations qui peut être mise à l’actif de la Cour de Justice de la CEDEAO, c’est bien l’exercice de sa compétence pleine et entière à chaque fois qu’il s’agit de violation des droits de l’homme, peu importe si les voix de recours nationales ont été épuisées ou non. La jurisprudence de la Cour est constante sur cette question. Ainsi, « l’épuisement des voies de recours internes ne constitue pas une condition préalable à la recevabilité des requêtes par la Cour de justice de la CEDEAO[2]». Le seul cas dans lequel la Cour pourrait rejeter une requête portant violation des de l’homme dans l’espace ouest-africain serait celui prévu par l’article 10 (d) du Protocole Additionnel de la Cour. Il s’agit du cas où la requête a déjà été portée devant une autre Cour internationale, ceci afin d’éviter des cas de litispendance, un parallélisme de procédure internationales, étant donné qu’il n’y a pas d’ordre hiérarchique entre les juridictions internationales[3].
- La réalisation des droits de l’homme tels que proclamés par les instruments juridiques internationaux implique des obligations positives et négatives de la part des Etats
Dans leur requête, les requérants accusent l’Etat ivoirien de violation des droits de l’homme, notamment le droit à un environnement sain, le droit à la santé, le droit à la propriété etc. car ils estiment qu’ils n’ont pas été soutenus et protégés par les pouvoirs publics face aux agissements de l’entreprise minière dont les activités leur ont rendu la vie difficile et les ont privés de leur moyen de subsistance en les dépossédant de leurs terres agricoles.
La Cour dans son arrêt, a tenu à rappeler ce qui est généralement attendu des Etats en vertu de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Elle met ainsi l’accent sur le fait que les instruments juridiques internationaux, notamment la Charte africaine, imposent aux Etats parties des obligations positives et négatives qui peuvent être classées en quatre niveaux d’obligation : le respect, la protection, la promotion et la mise en œuvre de tous les droits de l’homme qui y sont énoncés. S’appuyant sur un avis de la Commission Africaine des droits de l’homme et des peuples, la Cour de Justice de la CEDEAO fait remarquer que l’obligation des Etats de favoriser un environnement sain pour leurs populations[4] requiert de la part de ces derniers de prendre toutes les mesures qui permettent de prévenir la pollution et la dégradation écologique et qui favorisent la préservation de l’environnement et un développement écologiquement durable. Dans sa défense, l’Etat ivoirien n’a pas contesté la véracité des problème environnementaux et de santé évoqués par les requérants comme conséquences de l’exploitation minière. Selon l’analyse de la Cour, les faits sur lesquels le défendeur a gardé le silence sont présumés vrais en plus d’être corroborés par les éléments de preuve versés au dossier par les requérants. Ainsi, en considérant que les impacts négatifs évoqués par les requérants comme résultant des activités de la société BMSA, laquelle a agi avec l’autorisation de l’Etat ivoirien (permis d’exploitation), la Cour considère que l’Etat ivoirien a manqué à son obligation de protéger les habitants de Similimi afin qu’ils puissent exercer et jouir de leurs droits à un environnement sain et à la santé. De plus, les mesures législatives que l’Etat ivoirien affirme dans sa défense avoir mises en place n’ont pas empêché la dégradation continue de l’environnement de la région de Similimi. L’Etat de la Côte d’Ivoire s’est ainsi rendu coupable d’omission d’agir, de prévenir les atteintes à l’environnement et de tenir les contrevenants pour responsables. Cette omission d’agir, de prévenir les atteintes à l’environnement et de tenir les contrevenants responsables constitue une violation des articles 1er [5] 16[6] et 24 de la Charte africaine car les Etats ont le devoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection de la santé de leurs populations et en l’espèce, l’Etat ivoirien a manqué à cette obligation.
Cette affaire symbolise assez bien l’état du système judiciaire dans certains pays africains d’une manière général et en Afrique de l’Ouest particulièrement où les citoyens sont comme laissés pour compte face à des entreprises étrangères souvent sans scrupules. Les juridictions nationales ne donnent presque pas de garantie de justice et d’impartialité, obligeant ainsi les citoyens à faire recours aux juridictions internationales. L’amer constat que faisait Jean du Bois de Gaudusson lorsqu’il écrivait « la justice en Afrique serait à la fois un « service public sans services », compte tenu de l’indigence de ses moyens, une « justice sans juges », en raison de la façon dont ils exercent leur office, des « tribunaux sans justiciables », ceux-ci s’abstenant de saisir des juridictions d’accès difficile, dont ils se méfient ou ignorent l’existence.[7] » est malheureusement toujours d’actualité.
La construction d’un Etat de droit passe nécessairement par la mise en place de tous les mécanismes qui permettent aux citoyens de faire entendre leurs voix, de faire respecter et protéger leurs droits. L’intégration régionale qui peut favoriser une intégration par le droit, est un ferment de cette lutte pour l’avènement d’une véritable justice dans les pays africains. Mais encore faut-il que les systèmes judiciaires nationaux se laissent influencer positivement par les juridictions régionales et internationales qui, pour l’heure, font de leur mieux avec les moyens qu’ils ont pour maintenir l’espoir de l’émergence et la consolidation d’une réelle justice accessible à tous et non réservée seulement à quelques privilégiés.
C’est aussi l’occasion de rappeler que l’octroi des permis d’exploitation minière doit viser l’amélioration des conditions de vie des populations d’une manière générale et particulièrement la population riveraine des sites d’exploitation. Le rôle premier d’un Etat, c’est de protéger les intérêts de ses populations face aux entreprises étrangères. Mais lorsque l’on se rend complice par l’inaction et la politique de l’autruche face aux mauvais agissements de ces entreprises minières, on ne sert plus à ce moment là l’intérêt général. Les juridictions internationales et régionales à l’instar de la Cour de justice de la CEDEAO sont justement là pour rappeler ce rôle fondamental de l’Etat qui consiste à protéger l’intérêt général et c’est un signe d’espoir.
[1] L’intégralité de la décision est accessible via le lien suivant : http://www.courtecowas.org/wp-content/uploads/2023/12/JUDGMENT-ADOU-KOUAME-V-COTE-DIVOIRE-FRN.pdf
[2] AGBEZOUKIN Djifa Agbélénko, renforcement de l’Etat de droit et de la justice en Afrique de l’Ouest : quel apport de la Cour de justice de la CEDEAO ? IOSR Journal of Humanities And Social Science (IOSR-JHSS) Volume 25, Issue 8, Series 11 (August. 2020) 22-27 e-ISSN: 2279-0837, p-ISSN: 2279-0845. URL : https://www.iosrjournals.org/iosr-jhss/papers/Vol.25-Issue8/Series-11/D2508112227.pdf
[3] Idem.
[4] Article 24 de la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples : « Tous les peuples ont droit à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement.»
[5] Article 1er : « Les Etats membres (…), partie à la présente Charte, reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte et s’engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les appliquer. »
[6] Article 16 : « Toute personne a le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre. Les Etats parties à la présente Charte s’engagent à prendre les mesures nécessaires en vue de protéger la santé de leurs populations et de leur assurer l’assistance médicale en cas de maladie.»
[7] DU BOIS DE GAUDUSSON Jean, « La justice en Afrique : nouveaux défis, nouveaux acteurs. Introduction thématique », Afrique contemporaine, 2014/2 (n° 250), p. 13-28. DOI : 10.3917/afco.250.0013. URL : https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine1-2014-2-page-13.htm