Le 15 décembre 2023, la Cour de justice de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a rendu une décision historique dans l’affaire opposant M. Mohamed Bazoum à l’Etat du Niger. Dans son arrêt N°ECW/CCJ/JUD/57/23[1], la Cour a en effet, statué sur la légalité de la prise du pouvoir par les militaires au Niger et par conséquent sur la légitimité de la junte militaire à exercer le pouvoir étatique. Cette décision est historique car c’est la première fois qu’une Cour de justice internationale rend une décision sur la légalité d’un coup d’Etat militaire et la légitimité du pouvoir étatique dont l’exercer ne devrait résulter que d’une onction de la population reçue à travers des élections libres, démocratiques et transparentes.

Avant de nous intéresser aux leçons à tirer de cet arrêt de la Cour, il est important de faire un bref rappel des faits et des moyens des parties.

Interpellé avec sa femme et son fils puis placés en résidence surveillée à la suite du coup d’Etat militaire survenu le 26 juillet 2023 au Niger, M. Mohamed Bazoum, par le biais de son avocat, a saisi la Cour de Justice de la CEDEAO le 18 septembre 2023 estimant que leur arrestation et leur détention sont arbitraires et que l’Etat du Niger a violé leur liberté d’aller et venir. M. Bazoum a estimé également que l’Etat du Niger a violé ses droits politiques en le privant de l’exercice du mandat de président de la république auquel il avait été investi le 21 mars 2021 à l’issue d’élections démocratiques et transparentes. Il va plus loin en indiquant que le coup d’Etat qui l’a privé de l’exercice de son mandat présidentiel a violé les principes de convergence constitutionnelle de la CEDEAO. Au moyen des dispositions de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948, du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP) de 1966, de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de 1981, de la Charte Africaine de la Démocratie, des Elections et de la Bonne Gouvernance, et le protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, il a donc sollicité de la Cour de constater que son arrestation, sa détention ainsi que celles de sa femme et son fils sont arbitraires ; de constater également la violation de ses droits politiques et des principes de convergence constitutionnelle. M. Bazoum a ainsi demandé à la Cour d’ordonner leur libération immédiate et d’enjoindre à l’Etat du Niger de se conformer immédiatement aux principes de convergence constitutionnelle par le rétablissement de l’ordre constitutionnel lui permettant de poursuivre jusqu’à son terme légal le mandat présidentiel que le peuple du Niger lui a démocratiquement confié.

Dans sa défense, l’Etat du Niger a confirmé le renversement de M. Bazoum par un coup d’Etat le 26 juillet 2023 et la prise du pouvoir par le Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP) soutenu par l’ensemble des Nigériens. Il argue que la mise en résidence surveillée de M. Bazoum et de sa famille avait pour objectif principal de les protéger de l’exécution d’une justice populaire prônée par des foules en effervescence qui réclament que les anciens dignitaires du régime déchu leur soient livrés. L’Etat du Niger n’a pas manqué de rappeler que M. Bazoum fait également l’objet d’une détention préventive au même titre que d’autres personnalités de son régime déchu. Se fondant sur les dispositions du Protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance ainsi que sur la Charte Africaine de la Démocratie, des Elections et de la Gouvernance, l’Etat du Niger a sollicité de la Cour le rejet de l’ensemble des prétentions des requérants car mal fondées.

Dans sa décision, la Cour a conclu que l’arrestation et la détention de M. Bazoum et de sa famille sont illégales et arbitraires ; que les droits politiques de M. Bazoum ont été violés lorsqu’il a été dépossédé du pouvoir par une interruption illégale de son mandat électif à la suite d’un coup d’Etat. Elle indique par ailleurs que le Coup d’Etat constitue un changement inconstitutionnel de gouvernement qui viole les principes de convergence constitutionnelle de la CEDEAO. La Cour a alors ordonné la mise en liberté immédiate et sans condition des requérants (M. Bazoum, sa femme et son fils) ainsi que le rétablissement sans délai de l’ordre constitutionnel perturbé par le putsch en remettant le pouvoir d’Etat à M. Bazoum pour exercer son mandant de Président démocratiquement élu.

Que nous enseigne alors cet arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO ?

A travers cet arrêt de la Cour, on retient que la légitimité de l’exercice du pouvoir étatique ne peut être obtenue à travers la clameur populaire (1) et que les principes de convergence constitutionnelle concourent à la protection des droits civils et politiques des citoyens (2).

1- La clameur populaire ne peut conférer la légitimité à des autorités issues d’un coup d’Etat

Nombreux sont ceux qui considèrent que la clameur des populations de Niamey pour les autorités militaires constitue une légitimation du putsch et de ce fait leur confère la légitimité à exercer le pouvoir étatique. L’Etat du Niger dans ses arguments, a fait valoir qu’en droit la souveraineté appartient au peuple et que c’est au nom de cette souveraineté que les Nigériens ont apporté leur soutien au CNSP et au gouvernement mis en place. La Cour, pour sa part, a fait remarquer que « des élections transparentes et inclusives restent la seule voie par laquelle le peuple désigne ses représentants auxquels il confie sa souveraineté et la légitimité du pouvoir d’Etat ». Ainsi, sans l’onction du peuple par le bais d’élections libres, démocratiques et transparentes, aucune autorité ne peut se prévaloir de la légitimité surtout lorsque l’accès au pouvoir s’est fait par un coup d’Etat. En bref, le soutien populaire ne saurait être suffisant pour légitimer une autorité dès lors que ce soutien n’a pas été exprimé à travers le vote qui reste le seul moyen démocratique de désignation des autorités publiques.

La région ouest-africaine, ces dernières années, a été le théâtre de nombreux coups d’Etat militaires. Les auteurs ont toujours justifié leurs actes par la dégradation de la situation sécuritaire[2]. Ils se basent également sur des manifestations populaires pour tenter de légitimer l’exercice du pouvoir issu du coup d’Etat. Les analytes ne sont pas unanimes quand il s’agit de dire si les putschistes ont une légitimité à exercer le pouvoir politique et donc à engager la responsabilité de l’Etat à travers leurs mesures et décisions. Les analyses sur cette question sont souvent empreintes de subjectivité. La décision de la Cour permet alors de trancher cette question avec objectivité. Dans un système politique démocratique, le seul moyen d’accéder au pouvoir reste la voie des urnes. Même si on peut être amené à tolérer l’immixtion des militaires dans la politique pour diverses raisons de real politique, il n’en demeure pas moins que le putsch constitue un moyen anticonstitutionnel d’accéder au pouvoir.

Au-delà du fait qu’un coup d’Etat constitue un moyen non constitutionnel d’accéder au pouvoir, il viole également les droits politiques du détenteur du mandat politique qui a été renversé et la Cour de justice de la CEDEAO, conformément à ses attributions, a le devoir de veiller à sa restauration.

2- Les principes de convergence constitutionnelle concourent à la protection des droits politiques des citoyens

L’un des principes sacro-saints dans les relations internationales c’est la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats. Même s’il est admis de nos jours un « droit d’ingérence[3] », cela reste une exception et la non-ingérence reste la règle. Ainsi, aucun Etat ni aucune organisation internationale, n’a, à priori, le droit de s’ingérer dans les affaires intérieures d’un pays souverain. Il est alors question de savoir si une organisation sous-régionale telle que la CEDEAO, peut enjoindre à un Etat membre le rétablissement d’un ordre politique sans être taxé d’interventionnisme dans les affaires de cet Etat. En effet, dans son argumentation, l’Etat du Niger a estimé qu’en demandant à la Cour d’ordonner le rétablissement de l’ordre constitutionnel, Mohamed Bazoum demande à la Cour de s’ingérer dans les affaires du Niger.

La Cour, dans sa décision, a estimé que les droits politiques de M. Bazoum ont été violés lorsqu’il a été dépossédé du pouvoir par une interruption illégale de son mandat électif à la suite du coup d’Etat du 26 juillet 2023. Ce coup d’Etat, selon l’analyse de la Cour, constitue un changement inconstitutionnel de gouvernement qui viole les principes de convergence constitutionnelle de la CEDEAO. Si la prise du pouvoir à travers le putsch est une violation des principes de convergence constitutionnelle établis par la communauté ouest-africaine et que ce coup de force transgresse également les droits politiques de M. Bazoum, on peut alors en déduire qu’il y a une corrélation entre le besoin de la convergence constitutionnelle et la protection des droits politiques. La convergence constitutionnelle viserait alors à garantir à tous les citoyens de tous les Etats membres de la CEDEAO, la protection des droits civils et politiques internationalement reconnus.

Puisque la Cour de justice de la CEDEAO a pour mission de veiller au respect des droits fondamentaux des citoyens dans les Etats membres et à la convergence des principes constitutionnel à travers l’interprétation des instruments juridiques, elle a donc compétence pour demander le rétablissement de M. Bazoum dans ses droits en tant que président démocratiquement élu, étant attendu que l’exercice de son mandat électif relève de ses droits politiques en tant que citoyen. L’injonction faite par la Cour pour le rétablissement de l’ordre constitutionnel ne constitue alors pas une ingérence dans les affaires intérieures de l’Etat du Niger mais une demande de réparation d’un préjudice subi par un citoyen. En demandant la restitution du pouvoir à M. Bazoum, la Cour ne s’ingère pas dans les affaires intérieures d’un Etat mais cherche à restaurer dans ses droits un citoyen de la communauté dont les droits fondamentaux, en l’espèce, les droits politiques, ont été violés par les putschistes. Car, la compétence de la Cour en matière de violation des droits de l’homme « lui permet non seulement de constater lesdites violations mais aussi d’ordonner leur réparation s’il y a lieu. [4]»

Depuis son institutionnalisation, la Cour de justice de la CEDEAO s’est illustrée à travers des décisions historiques sur des questions relatives au respect des droits humains dans la sous-région ouest-africaine. Dans son arrêt N°ECW/CCJ/JUD/11/16 relatif à l’affaire N°ECW/CCJ/APP/39/15 opposant dame Farimata MAHAMADOU et 3 autres requérantes à l’Etat du Mali, la Cour de justice de la CEDEAO avait déclaré qu’elle ne « saurait rester inerte face à une violation flagrante des droits de l’homme, peu importe l’acte qui est à l’origine de cette violation »[5].  La Cour joue ainsi, en plus de sa mission d’interprétation des instruments juridiques communautaires, un rôle de gardien et protecteur des droits humains dans la sous-région ouest-africaine, en témoigne le nombre sans cesse croissant des affaires qui lui sont soumises par les citoyens de la communauté. Elle est restée ainsi fidèle à sa jurisprudence dans cette affaire opposant M. Bazoum à l’Etat du Niger.

Si nous sommes en droit de nous interroger sur les chances d’exécution de cette décision de la Cour par l’Etat du Niger étant donné que cela relèvera plus de la volonté des autorités nigériennes actuelles, il n’en demeure pas moins qu’un grand pas a été réalisé à travers cet arrêt. Il s’agit de la création d’une jurisprudence au sujet du caractère illégal de la prise du pouvoir par les putschistes et donc de leur illégitimité, ce qui devrait donner plus de poids et de crédits aux instances politiques de la CEDEAO dans leurs négociations avec la junte militaire sur les contours et le délai de la transition politique si la restitution du pouvoir à M. Bazoum Semblait impossible.

Par : Dr Djifa AGBEZOUKIN

 

[1] Arrêt complet accessible sur le site de la Cour de Justice de la CEDEAO. Url : http://www.courtecowas.org/wp-content/uploads/2023/12/JUDGMENT-BAZOUM-V-NIGER-FRN.pdf

[2] Voir « Les causes des coups d’État » dans notre article Djifa Agbezoukin, La CEDEAO et les coups d’État en Afrique de l’Ouest : quel cadre juridique pour quelles actions préventives ?, Institut d’études de géopolitique appliquée, 16 juin 2022. Url : https://www.institut-ega.org/l/la-cedeao-et-les-coups-d-etat-en-afrique-de-l-ouest-quel-cadre-juridique-pour-quelles-actions-preventives/

[3] La possibilité pour des acteurs d’intervenir dans un État, même sans son consentement, en cas de violation massive des droits de l’homme.

[4] Déclaration de la Cour dans son analyse sur les réparations des préjudices subis par les requérants. Alinéa 125 de l’arrêt.

[5] Voir notre article, AGBEZOUKIN Djifa Agbélénko « Renforcement de l’Etat de droit et de la justice en Afrique de l’Ouest : quel apport de la Cour de justice de la CEDEAO ? » IOSR Journal of Humanities And Social Science (IOSR-JHSS) Volume 25, Issue 8, Series 11 (August. 2020) 22-27 e-ISSN: 2279-0837, p-ISSN: 2279-0845. https://www.iosrjournals.org/iosr-jhss/papers/Vol.25-Issue8/Series-11/D2508112227.pdf

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